A Skis Sur La Haute Route Corse

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par Bernard AMY

Soit qu'il ait réalisé dans les Alpes les plus belles des courses qu'il imaginait, et il voudra connaître de nouveaux massifs, soit qu'il ait découvert au pied des montagnes des terres et des gens qu'il ne connaissait pas, alors il parlera de voyage, tout alpiniste a, au moins une fois, rêvé d'expédition, de parois lointaines et de pays étrangers. Partir en Corse en hiver avec, comme but, la traversée de l'île à skis est un peu la réalisation de ce rêve.

Une fin d'après-midi, on arrive à Marseille, quai de la Joliette. Vêtu comme pour quelque redoutable hivernale, chargé d'énormes sacs, skis sur l'épaule, on embarque sur un bateau qui, semble-t-il, pourrait aller bien au-delà de la Corse et, lorsque après avoir quitté le port on longe l'îlot du château d'If, on a l'impression de partir pour quelque long voyage.

C'est presque une contrée nouvelle que découvre en Corse celui qui y va pour la première fois. A Ajaccio, rien ne surprend. Mais dès qu'on pénètre dans les hautes terres de l'île, on découvre peu à peu son vrai visage : des sommets enneigés; des versants sud arides aux couleurs de djebel; des forêts séculaires; des vallons encaissés plus sauvages que les cirques les plus solitaires des Alpes; des villages endormis aux maisons de granit, dont les volets sont fermés comme pour vous dire que vous êtes étranger; de vieilles femmes vêtues de noir qui marchent en silence dans les étroites ruelles; des hommes qui parlent une langue que l'on ne comprend pas.

Nous savions qu'après le voyage, nous découvririons de longues journées de marche sur des crêtes de neige, dans la lumière des pays du sud, avec à droite et à gauche, la mer toute proche. Cependant, comme d'autres avant nous, nous ne nous étions guère inquiétés des difficultés possibles. Ces montagnes ne dépassent pas 2 700 m, mais nous les avions sous-estimées.

Jacques Kelle, Henri Gentil et moi avons embarqué à Marseille un vendredi soir du mois de février avec armes et bagages pour une semaine. Renseignements pris, il avait neigé récemment sur les sommets de l'île. Le samedi matin au petit jour, nous débarquons à Ajaccio. La pluie nous y attend, cachant toutes les montagnes. Nous sommes fatigués, déçus de ne pas trouver le soleil. Nous nous renseignons pourtant sur les horaires des cars et des trains qui au retour, nous permettront de rejoindre Ajaccio, puis après quelques marchandages, trouvons un taxi pour nous conduire à proximité de Bastelica, sur le chemin de la maison forestière de Zipitoli. Jacques, qui, de nous trois, connaît le mieux le parcours, voudrait que nous arrivions le soir même sur le plateau d'Ese. Mais le mauvais temps risque de nous en empêcher...

Loin dans la montagne, le taxi nous a laissés sur un large chemin de terre détrempé, au milieu des taillis noircis d'eau. Au-dessus, les crêtes disparaissent dans les nuages. II continue de pleuvoir. Autour de nous, les forêts sont parées des plus belles couleurs, comme si l'automne ne les avait pas quittées. Leurs arbres sont là, immobiles, étrangement beaux. A mesure que nous avançons, la vallée devient plus profonde et encaissée. Loin en dessous, le torrent gonfle par les pluies dévale son lit de granite. Nous ne parlons pas. Chacun rumine des pensées plus sombres que le ciel et les sous-bois. Nous nous sentons pris dans une sorte de piège : après ce long voyage, pouvons-nous encore reculer, Malgré le mauvais temps, sans savoir exactement pourquoi nous nous obstinons. Peut-être parce que la forêt nous enveloppe et nous enferme dans le dédale de ses innombrables troncs. Peu à peu nous comprenons que, jusqu'à la fin, nous serons émerveillés par ces arbres silencieux qui, un à un, nous séparent des vallées et des villages. II nous semble être la proie d'une vieille solitude possédant assez de pouvoir pour que, malgré notre inquiétude, nous trouvions un plaisir trouble à la voir grandir autour de nous.

Par moment, la pluie devient si forte qu'il nous faut nous abriter. Puis la neige apparaît, d'abord formée de grêlons mêlés à l'eau et à la boue du chemin. Les brumes nous cachent les sommets et nous n'avons aucun point de repère. A chaque détour de la route, nous pensons arriver enfin à son extrémité. Mais ce n'est que tard dans l'après-midi que nous parvenons à un brusque élargissement de la vallée où la route revient vers le sud, tandis que la carte indique un sentier continuant vers le nord. De la bergerie qui devrait se trouver là, il ne reste plus que deux pans de murs. II faut continuer et essayer de trouver un abri avant la nuit.

Jacques et Henri sont partis en éclaireurs, j'avance, plus seul que jamais. II neige, et par moment le vent venu du suc est si fort qu'il me pousse en avant. Les arbres sont devenus d'extraordinaires sculptures de glace. Jacques, qui a les cartes, doit savoir où nous allons. J'essaie d'y croire, car pour moi, il semble maintenant que nous ne cesserons jamais d'avancer... Tout à coup, deux silhouettes ont surgi de la tourmente. Jacques, tout près de moi, crie pour que je l'entende. La maison forestière, au-dessus, est en ruine. II n'y a plus qu'à rebrousser chemin et essayer de retrouver une bergerie tout à l'heure entrevue au fond de la vallée. J'enlève rapidement mes peaux de phoque, puis tous les trois nous nous enfonçons lentement dans le vent et la neige.

Aux dernières lueurs du jour, recouverts de neige fraîche de la tête au pied, nous arrivons à la bergerie de Chiatra : une petite maison basse dans laquelle sommeille une vieille obscurité emplie d'odeurs plus vieilles encore. II n'y a pas de cheminée, mais il y a assez d'ouvertures entre les pierres des murs ou les planches de la toiture pour que la fumée puisse être aspirée au-dehors par le vent, ou parfois rabattue à l'intérieur. A proximité nous trouvons du foin pour fabriquer une agréable litière, à l'intérieur du bois sec. Enfin libérés du poids des sacs, assaillis par la chaleur des flammes nous nous sentons soudain immensément heureux.

Le lendemain, il fait grand beau. Les arbres de la forêt, blanchis par le givre, brillent dans le nouveau soleil. Tout ce paysage qu'hier la tempête nous cachait, nous le découvrons, encore plongé dans l'ombre des crêtes qui, à l'est, dominent le plateau d'Ese. Le vent semble s'être calmé. Mais ce n'est qu'un court répit. Après le plateau, en arrivant sur les arêtes qui conduisent au col de Scaldasole, nous nous heurtons brusquement à notre nouvel adversaire qui, jusqu'à la fin, ne nous lâchera plus.

Du col, la courte descente sur le plateau des Pozzi est très bonne, dans une neige légèrement poudreuse. II est inutile aujourd'hui de vouloir tenter l'ascension du monte Renoso. Bien que nos renseignements sur cette partie de l'itinéraire ne nous indiquent pas si la chose est possible, nous décidons de longer le pied du sommet et de gagner le col de la Cagnone en traversant les pentes qui dominent le lac de Vitelaca. Elles sont si raides, que nous préférons les franchir à pied après avoir chaussé les crampons. Le goulet qui permet de descendre le versant nord du col de la Cagnone est impressionnant. Mais la neige y est excellente : c'est notre première vraie et bonne descente depuis deux jours.

Elle durera peu de temps : plus bas, la neige devient profonde et lourde. Puis, bien vite, il faut se débattre dans des taillis, des champs d'éboulis ou des buissons d'aulnes nains. En fin d'après-midi, nous atteignons la route du col de Vizzavona. Nous nous écroulons sur le talus, bien décidés à attendre une voiture sans faire un pas de plus. La première qui passe s'arrête pour nous prendre et nous bénissons son aimable conducteur. Sur l'autre versant du col, à quelques kilomètres du village, le garde forestier apitoyé nous offre le gîte.

Toute la nuit, nous entendons gémir et se débattre les vieux pins laricios de la forêt. Le lendemain matin, le ciel est lourd de nuages, mais nous continuons vers le nord, par la vallée de l'Agnone, sous le monte d’Oro. La progression devient vite malaisée. II faut traverser à plusieurs reprises le torrent, puis franchir les barres rocheuses de la « cascade des Anglais ». La neige accumulée sur les dalles raides est instable et nous sommes obligés de louvoyer dans les arbustes ou de faire de longues montées « en escalier ».

Plus haut, les bergeries de Tortetto restent introuvables. Nous passons près des ruines du refuge du C.A.F., sur la rive gauche du vallon, puis gagnons les pentes du col de Muratello. A droite, de magnifiques arêtes de granite montent jusqu'au monte d'Oro. A leur vue, dans la monotonie et dans l'ennui de la marche, des rêves d'escalade apparaissent. Mais nous sommes liés à nos skis et il me semble parfois être condamné à suivre cette trace que pourtant nous créons nous-mêmes. Jacques, arrivé le premier au col, a essayé de reconnaître la descente. Mais il est trop tard. Déjà les nuages nous enveloppent, et la visibilité devient presque nulle. Avec précaution, nous nous laissons glisser vers le bas. Brusquement, la pente se creuse et une barre rocheuse surgit de la brume. Je vais voir à droite, mais il ne semble pas qu'il soit possible de continuer. Jacques, parti à gauche, nous crie de le rejoindre : une écharpe neigeuse coupe la barre de rochers et nous amène au-dessus d'une seconde zone très raide. Nous remontons légèrement, puis continuons de traverser vers la gauche. Nous ne savons toujours pas si cet itinéraire va nous permettre d'atteindre le fond du vallon. Mais chaque obstacle franchi nous fait perdre un peu plus d'altitude, et je ne sais pourquoi, il nous semble que ce chemin est le bon. Puis tout à coup, nous sortons des nuages. Des pentes coupées de nouvelles barres rocheuses s'étendent encore au-dessous de nous, mais un cheminement apparaît à gauche. Jacques me regarde en souriant : c C'est bon! Nous sommes les plus forts, non ? »

Au fond du thalweg, nous trouvons un groupe de bergeries. Bien que toutes semblent en ruine, par curiosité, nous nous arrêtons. A côté de plusieurs cabanes dont les portes vermoulues, poussées par la neige, s'entrouvrent sur des pièces obscures et humides, sous un énorme bloc de granite, nous découvrons une grotte étroite dont l'entrée a été murée. On y pénètre en rampant à travers une ouverture basse fermée par une lourde pierre. A l'intérieur, on ne peut se tenir debout. Des planches permettent de ne pas s'étendre à même le sol.

Sans doute s'agit-il d'une cave à fromage qui pourrait nous servir d'abri pour la nuit. Mais les séjours doivent y être humides et froids. Nous continuons et, le soir même, arrivons aux bergeries de Tolla qui nous réservent un refuge plus confortable.

Le quatrième jour, le vent souffle par violentes rafales, charriant de lourdes masses de brumes. Sur les raides pentes du col de Manganello, il nous renverse presque et nous oblige parfois à nous arrêter. Où nous pensions trouver les bergeries de Gialgo et un refuge pour un instant, nous ne découvrons qu'une vague ruine envahie par la neige. Nous contiinuons, de moins en moins certains de pouvoir mener jusqu'au bout cette étape. Et pourtant, tard dans la matinée, le brouilllard se déchire brusquement. Nous sommes au col. Encore deux pas, un pas, et nous émergeons dans la lumière et le soleil. Le vent ne cesse pas de souffler, mais nous venons de franchir une curieuse frontière : en face de nous, de profondes vallées et des ravins vertigineux emplis d'ombre et de lumière, au fond desquels le vent soulève de grands courbillons de neige poudreuse. Derrière nous, un mur gigantesque de nuages furieusement agités par le vent. Au-dessus, un ciel immense et bleu, et sur la gauche, très loin, le reflet argenté de la mer. Vers le nord, jusqu'à l'horizon, nous n'apercevons plus un seul nuage. Cette étape d'aujourd'hui que nous sentions nous échapper, voilà tout à coup qu'elle est là devant nous. De toutes, c'est sans doute la plus belle, et celle dont itinéraire est le plus accidenté : du col de Manganello, il faut gagner un second col au pied du monte Rotondo, puis descendre très bas vers le lac Melo avant de remonter à la brèche de Goria. Savoir que nous pourrons peut-être atteindre le Tavignano ce soir, nous aiguillonne. Et nous nous lançons rapidement dans la suite. En fin d'après-midi, après avoir escaladé un très raide couloir de neige, nous débouchons à la brèche : une étroite porte de granite dans une muraille noire, d'où nous découvrons, au nord, la large vallée du Tavignano. Par une longue descente nous atteignons le lac de Goria puis le haut Tavignano. Bien que la carte en indique plusieurs groupes, nous n'avons remarqué aucune bergerie. Nous sommes sur un immense plateau incliné dont les limites sont trop lointaines pour que nous puissions les atteindre avant la nuit. Après une demi-heure de vaines recherches, nous nous décidons pour le bivouac. Tout près d'un ruisseau où coule un filet d'eau, nous trouvons un arbre sous lequel la terre est à nu. II y a du bois pour mille feux, et des pierres pour nous abriter du vent. Au fond, ce bivouac, ne l'avons-nous pas un peu voulu?

L'étape suivante est la plus facile. Éveillés par le jour, nous partons relativement tard. Très vite, par de larges pentes peu raides, nous atteignons le lac de Nino, au pied du monte Tozzo. Une courte montée nous amène au-dessus du vallon de Colga. La vue sur le massif du Cinto et de la Paglia Orba est magnifique. A nos pieds, s'étend la large vallée aboutissant au col de Vergio. En face, les versants sud, très déneigés, laissent apparaître d'immenses zones de pierres et d'herbe ocre. De toutes parts nous ne voyons que des sommets neigeux sur lesquels les arêtes de granite noir dessinent d'étranges figures.

Une belle descente nous amène aux bergeries de Colga puis, dans l'ombre d'une magnifique forêt, à la route du col de Vergio. La température est celle d'un beau jour de juillet, la neige a disparu. et au-dessus des immenses pins, le ciel est plus bleu que jamais. Une heure et demie plus tard, nous arrivons à Calacuccia. Le village, à l'heure de la sieste sommeille encore doucement au soleil. Après avoir complété nos provisions, nous prenons un taxi jusqu'à Lozzi, et c'est seulement vers dix-sept heures que nous commençons à monter vers le Cinto. La nuit nous surprendra bien avant les bergeries de Bicharella où nous arriverons guidés par la lumière de la lune. Sous un rocher, éclairés par deux bougies et protégés par un solide mur de pierres sèches, nous mangeons lentement. II nous semble être assez loin maintenant des routes pour que toutes ces terres nous appartiennent. II n'y a que nous pour écouter leur grand silence. II n'y a que nous pour voir, à travers la porte basse, entrer la lumière laiteuse de la nuit, pour sentir encore au-dehors les dernières nappes d'air tiède montées du fond de a vallée. Nous sommes seuls dans ce désert de pierres et d'herbe sèche, mais ce soir notre solitude nous semble somptueuse.

Au lever du jour, les pentes du monte Cinto se colorent de rouge et de jaune. Vers l'est, une immense mer de nuages recouvre la mer Tyrrhénienne. La neige porte si bien que nous n'avons pas à chausser les skis.

Au-dessus du lac Cinto, pour la dernière fois, le vent nous attend: il vient de la mer toute proche et, dans la dernière pente qui conduit à l'arête sommitale, il s'accroche à nous, s'écorche aux carres des skis attachés sur nos sacs et nous fait regretter de n'avoir pas de piolets. Nous laissons notre chargement sur arête, puis la suivons vers l'est jusqu'au sommet. Le granite est magnifique. Après tant de jours passés à marcher et à s'arc-bouter sur les bâtons de skis, nous retrouvons enfin un peu d'escalade. Au oin on aperçoit Calvi et la mer; à ouest, la Punta Minuta creusée de profonds couloirs; au sud toute la haute route que nous avons parcourue ces jours derniers. Et immédiatement à nos pieds, la sombre face nord du monte Cinto.

Tout au long de la descente, le vent va nous envelopper dans des nuages de poudreuse étincelante, et déposer sur nos vètements et nos cheveux une mince :ouche de givre. Au début, la pente est si -aide, la neige si dure qu'il nous faut mettre les crampons. Plus bas, pour la première fois de la journée, nous chaussons les skis puis sur une neige merveilleuse, nous nous laissons emporter vers la vallée d'Asco.

La première voiture rencontrée sur la route de la station de ski nous prend tous les trois. Le soir du même jour, nous couchons au bord d'un ruisseau à Ponte-Leccia, puis le lendemain soir sur la plage d'Ajaccio, face à a mer et aux lumières de la ville.

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